Traitement des migrants aux zones frontalières marocaines : une situation similaire à Calais en France?

Par Adèle Ichanjou – Clinicienne-Coordinatrice CJH Rabat

Si le traitement des migrants au Maroc ne fait pas l’unanimité, la situation des migrants en France, notamment à Calais, après la démolition de la “Jungle” en 2016, n’est pas non plus sans faille. Les deux situations constituent des crises humanitaires où les migrants se voient quotidiennement bafouer certains droits sociaux. Nous expliciterons ce constat à travers plusieurs critères de comparaison: les déplacements forcés, l’accès aux ressources primaires et les mesures mises en place par les États.

I. Des déplacements forcés

     En 2018, le Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (GADEM) a lancé une campagne pour dénoncer “les violences subies par les personnes noires non ressortissantes marocaines”. Avec le rapport Coûts Et Blessures, l’association décrit les opérations menées par les forces de l’ordre marocaine dans plusieurs villes du Nord du Maroc comme Tanger, Tétouan, Nador ou encore Oujda. Entre juillet et septembre 2018, plus de 6500 migrants, installés sur place, ont été déplacés ou arrêtés de force sans aucune explication. Selon GADEM, l’objectif de ces arrestations puis déplacements forcés est d’éloigner les migrants le plus loin possible des zones frontalières; et le Maroc obtient un large soutien financier de ses partenaires européens dans ce cadre. Ces mesures sécuritaires d’éloignement sont dénoncées par les associations marocaines. Aucune explication ne serait fournie concernant les motifs de l’arrestation ou du déplacement forcé, et, toujours selon le même rapport, les ressortissants non-marocains noirs en seraient majoritairement  victimes.

     En France, tout particulièrement dans le Nord, à Calais, la situation est différente, pourtant les demandeurs d’asile et migrants font constamment face à des raids policiers les empêchant toute sédentarisation. Avec la disparition de la Jungle, désignant les camps de migrants et de réfugiés installés à partir du début des années 2000 à Calais, la problématique des migrants à la frontière Nord a disparu des discours publics comme si le problème était réglé. Toutefois, d’après Maria Hagan, doctorante dans le département de géographie de l’Université de Cambridge, il s’agit en réalité d’une illusion : il existe toujours un camp “dans l’ombre”. En effet, de nombreux migrants sont toujours sur place mais se voient contraints de se déplacer en permanence. Une politique publique de zéro tolérance a été instaurée par le Président Emmanuel Macron autorisant indirectement la police à détruire leurs abris. Par exemple, en août 2017, vingt-six démolitions de camps, cent-trois destructions d’abris ont eu lieu ; l’équivalent de trente et une tonnes de matériel. Cette “chasse aux migrants” perpétuelle engendre des conditions de vie déshumanisantes pour les personnes concernées. Ces dernières doivent quotidiennement faire face à l’incertitude de voir leurs abris détruits. L’impact psychologique est très important. De ce fait, en mars 2019, un mineur vivant dans la Jungle a pu remporter un procès (Khan v. France) contre l’État français. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme.

     Par ailleurs, nombreuses sont les ONG qui rapportent la prééminence des abus et violences policières en France. Human Rights Watch et The Refugee Rights Data Project ont collecté des témoignages et des vidéos incriminantes contre la police française à Calais. En octobre 2017, une enquête a été ouverte par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) suite à la publication d’un rapport de Human Rights Watch sur les violences policières à Calais. Le rapport de l’IGPN comprend des recommandations à l’intention des forces de police comme, entre autres, mieux garantir la transparence de l’action de la police; renforcer le dialogue entre associations et autorités publiques, ou encore veiller à ce que les rappels de consigne concernant les conditions d’utilisation des aérosols lacrymogènes soient bien transmis à tous les fonctionnaires présents et leur respect, contrôlée, etc. Au Maroc, GADEM a de même dénoncé des violences verbales et physiques envers les migrants.

II. Un accès aux ressources primaires limité

     On remarque, en France et au Maroc, un accès aux ressources primaires limité pour les migrants. Il s’agit pourtant d’un droit fondamental.

     À Calais, la destruction constante des abris ne permet pas aux migrants de s’organiser et de pouvoir construire des habitats permanents. La plupart vivent ainsi à la rue où l’accès à des points d’eau, de la nourriture ou encore des services de santé sont complexes. De nombreuses organisations, qui étaient auparavant présentes dans la Jungle, se sont toutefois adaptées à la situation. Les aides sont mobiles : des repas chauds, de l’eau, des vêtements et du matériel pour la reconstruction des abris sont distribués à partir de camionnettes, qui offrent également le Wi-Fi, l’électricité, des informations et une aide juridique. Les camionnettes s’arrêtent à cinq endroits de la ville pendant 90 minutes, deux fois par jour. Ces aides sont néanmoins peu tolérées par les autorités qui n’hésitent pas à les empêcher de réaliser leurs missions.

     Au Maroc, le problème de l’accès aux ressources primaires se pose suite aux déplacements forcés du Nord vers le Sud du pays. Les associations caritatives sont majoritairement localisées dans le Nord, villes stratégiques de l’immigration au Maroc. Pour les migrants déplacés, sans soutien associatif, l’accès à la nourriture, à l’eau et aux toilettes est alors fortement restreint. Par ailleurs, selon la Plateforme Nationale de Protection des Migrants (PNPM), l’accès à des structures de santé est difficile pour les migrants qui font souvent face des barrières linguistiques, financières et même parfois à des discriminations liées à leur statut (Plateforme Nationale Protection Migrants, “États des lieux de l’accès aux services les personnes migrantes au Maroc”, chapitre 2: L’accès aux services de santé, PNPM, juin 2019). Un travail de sensibilisation doit être réalisé afin de garantir l’accès aux soins et autres ressources primaires pour tous les migrants localisés au Maroc.

III. Des mesures étatiques pour les migrants ?

     Face à la situation précaire des migrants en France comme au Maroc, il est intéressant de se questionner sur les initiatives étatiques pour y remédier.

      Ces dernières années, on constate que l’État français a pris des mesures positives envers les migrants. Par exemple, l’État français a beaucoup investi dans les centres d’hébergement pour demandeurs d’asile ces dernières années. Il a également mis en place une équipe présente à Calais plusieurs jours par semaine et qui offre aux migrants des informations sur la procédure d’asile. Le gouvernement fournit désormais également un repas quotidien aux migrants à Calais, ainsi que des points d’eau mobiles (disponibles uniquement à certains moments de la journée) et des douches suite à la pression légale exercée par les organisations pour qu’ils le fassent.

Au Maroc, contrairement à Calais, l’aide humanitaire comme l’aide étatique sont très restreintes. Dans un rapport publié en juin 2019, la Plateforme Nationale de Protection des Migrants (PNPM) déplore une perte de l’espace humanitaire au Maroc (Plateforme Nationale Protection Migrants, “États des lieux de l’accès aux services les personnes migrantes au Maroc”, chapitre 4: L’accès à l’aide humanitaire, PNPM, juin 2019). Selon l’organisation, les actions de soutien d’urgence sont majoritairement bloquées et empêchées par l’État: à titre d’exemple, à Tétouan, en juillet 2018, 1500 migrants avaient pu recevoir une assistance de la part d’organisations humanitaires; ce chiffre est passé à 100 personnes en novembre 2018… Les chiffres dans les autres villes marocaines valident ce même constat. Par ailleurs, face aux déplacements forcés évoqués précédemment, la PNPM explique que qu’aucun dispositif étatique n’a été mis en place dans le Sud pour accueillir ces individus déplacés: c’est aux associations de se mobiliser pour assurer leur protection. Dans cette situation là, le Maroc devrait prendre exemple sur la France et impulser la création de points d’eau et de latrines afin d’assurer une hygiène de vie à ces migrants.

     Pour finir, malgré la diversité de leurs situations, les migrants, en France et au Maroc, font face à des conditions de vie difficile. Au lieu de prendre des mesures structurelles, le Maroc et la France sont engagés dans une course pour dissuader les migrants de s’installer sur leurs terres respectives. La question de l’obtention d’un titre de séjour l’emporte sur l’impératif humanitaire. Si ces pays veulent résoudre leur “problème migratoire”, ils doivent assumer leur responsabilité humanitaire et concevoir des procédures d’asile adéquates. Un long travail est attendu de la part des politiques publiques dans chacun de ces pays afin d’y remédier et de permettre aux migrants de conserver pleinement leurs droits et libertés, conformément aux conventions internationales. L’État a le droit de contrôler les populations vivant sur ces terres, toutefois, les droits sociaux de ces dernières doivent être respectés.