Le positionnement attendu du Maroc suite à la décision de la CEDH: ND et NT c. Espagne

Par Clara Ferchaud – Clinicienne CJH Rabat

La Cour Européenne des Droits de l’Homme a pris position le 13 février dernier concernant les expulsions systématique et violentes de réfugiés et migrants à la frontière séparant le Maroc et l’Espagne. L’avis de la Cour dans l’affaire ND et NT va entraîner des conséquences pour les  droits des migrants, le gouvernement espagnol, mais aussi le Maroc. 

Pour rappeler les faits, les plaignants, ND et NT, ressortissants maliens et ivoiriens fuyant le conflit armé de 2012, ont franchi les clôtures frontalières à Melilla et sont entrés en Espagne le 13 août 2014, après être resté dans le camp « non officiel » du Mont Gourougou, près de la frontière espagnole. 

La position de ces enclaves ne semble pas être à l’avantage des autorités espagnoles: Melila, là où l’incident est arrivé, est depuis les années 90 l’une des routes migratoires vers l’Europe les plus attractives en raison de sa moindre dangerosité. Comme à Ceuta, des barrières y furent installées depuis et sont constamment renforcées (par exemple, les clôtures mesuraient trois mètres avant les tentatives d’immigration répétée en 2005, et dès lors agrandies à six mètres de haut), ainsi que de multiples technologies et une militarisation importante. ND et NT ont tenté de traverser cette barrière de douze kilomètres constituée de trois clôtures dangereuses. 

Tout d’abord, au moment où ils ont grimpé la première clôture, ils auraient fait l’objet d’une attaque avec des pierres lancées par les autorités marocaines. Le premier requérant, ayant parvenu à grimper la dernière clôture, y resta du matin à l’après-midi sans aucune assistance médicale ni juridique. Le second est tombé après avoir reçu un coup de pierre. Ils auraient été témoins aussi des violences des agents de la Guardia Civil et des forces de l’ordre marocaines envers d’autres migrants. Quand ils sont descendus, ils ont été arrêtés immédiatement par la Guardia, avec soixante-dix autres individus d’Afrique subsaharienne. Les autorités espagnoles ont laissé les forces de sécurité marocaines franchir la clôture pour ramener ces personnes sur le territoire marocain, en ayant recours à la violence. Ils ne firent pas l’objet de procédure d’identification, et ne purent expliquer leurs circonstances personnelles, ni être assistés par des avocats ou des interprètes (Cour eur. D.H., arrêt N.D et N.T c. Espagne, 7 juillet 2015, §5). Quand ils demandèrent une assistance médicale au commissariat de Nador, elle leur fut refusée (Cour eur. D.H., arrêt N.D et N.T c. Espagne, 7 juillet 2015, §6). Ils ont finalement été notifiés d’un arrêté d’expulsion quand ils tentèrent de repasser la frontière quelques semaines plus tard (Cour eur. D.H., arrêt N.D et N.T c. Espagne, 7 juillet 2015, §7). En outre, ils ont affirmés avoir été victimes de mauvais traitement physiques de la part de membres des Forces auxiliaires du Maroc, comme des coups de pied, de bâton et de branches d’arbre, sur le territoire espagnol et marocain.

ND et NT avaient déposé une première requête devant la CEDH contre l’Espagne en février 2015 et la Cour s’était ensuite réunie le 7 juillet 2015 pour statuer de la recevabilité de la requête qui se basait sur les articles 3 et 13 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (Cour eur. D.H., arrêt N.D et N.T c. Espagne, 7 juillet 2015, §11), soit des mauvais traitements dispensés au Maroc et de l’absence de recours effectif à cet égard. Ils ont invoqué aussi l’article 4 du Protocole numéro 4 de la Convention, affirmant avoir fait l’objet d’une expulsion collective reflétant une politique systématique de refoulement dépourvue de toute base légale et en l’absence de tout assistance juridique, sans examen individuel de leurs circonstances: en effet, aucune décision n’avait été rendue concernant leur expulsion. Concernant l’article 13, ils avaient dénoncé l’impossibilité d’être identifiés, de faire valoir leurs circonstances individuelles et de contester devant les autorités espagnoles leur refoulement immédiat vers le Maroc et le risque de mauvais traitement dans cet État. 

La CEDH avait rendu un arrêt important le 3 octobre 2017. Ici, elle a confirmé bien l’absence d’un examen individuel de la situation des requérants avant leur expulsion. Etant donné l’absence de procédure tenant à leur identification et à la vérification de leur situation personnelle, la Cour avait estimé que les expulsions revêtaient un caractère collectif. Elle avait bien déduit la violation du droit à un recours effectif. Mais l’Espagne avait protesté alors, exerçant son droit de l’article 43 de la Convention qui permet le renvoi de l’affaire, par l’Etat défendeur. Une audience supplémentaire a eu lieu le 13 février 2020, où s’est posée la question suivante: l’Espagne a-elle violé les droits des demandeurs en ayant manqué à une évaluation individuelle des circonstances du passage de la frontière, et n’ayant fourni aucune assistance légale à ces individus? 

En fin de compte, la Cour est revenue sur ce qu’elle avait décidé auparavant, par un virement de jurisprudence soudain et inattendu: elle a estimé que les requérants s’étaient mis eux-même dans la situation d’illégalité en ayant délibérément tenté d’entrer en Espagne en franchissant le dispositif de protection de la frontière à des endroits non-autorisés et au sein d’un groupe nombreux. Ainsi, elle a déduit que l’absence de procédure individualisée d’éloignement a été la conséquence du propre comportement des requérants, qui avaient tenté d’entrer irrégulièrement à Melilla. En effet, pour la Cour, ils auraient eu “plusieurs possibilités pour solliciter leur admission légale”, en demandant un visa ou une protection internationale, mais ils auraient “décidé de ne pas utiliser” ces voies légales. Elle a donc estimé qu’ils se sont “eux-mêmes mis en danger en participant à l’assaut”.

Cette décision est plutôt critiquable car elle ne fait passer au second plan l’accès à la procédure de demande d’asile qui est un droit effectif pour tout individu, mais aussi elle jette un flou sur le principe de l’interdiction des refoulements à chaud. Notamment, Amnesty International a décrié la sentence en affirmant que les gens doivent avoir accès à ces procédures qu’importe la manière dont ils sont rentrés sur le territoire où ils demandent l’asile. Mais aussi, il a été soulevé qu’aucun migrant n’avait pu accéder au poste-frontière où ils sont supposés pouvoir demander l’asile, et donc, subissant ces expulsions, ne peuvent jouir de leur droit de solliciter l’asile. L’avocat d’un des requérant a ajouté que la sentence était « intenable », notamment puisqu’elle établirait une « doctrine qui voudrait que toute personne qui se place en dehors du cadre légal cesse d’être sujet des droits reconnus par la Convention », ce qui est une critique pertinente. En plus, « la Cour semble montrer qu’elle est plus au service des Etats et des politiques migratoires européennes qu’au service des droits des citoyens », pour citer Omar Naji, défenseur des droits des migrants. En effet, la Cour, par cette décision, accepte des pratiques contraires au droit international que l’Union européenne essaye de promouvoir à travers ses orientations politiques, soit empêcher l’arrivée des individus qui cherchent une protection, en « érigeant des barrières physiques ou juridiques, en sous-traitant ses obligations à des pays notoirement hostiles aux personnes migrantes ».

Alors que cette décision émanant d’une instance juridique censée être impartiale et neutre, aurait pu constituer une progression et l’affinement d’une jurisprudence en matière de droit européen d’asile, mais surtout une avancée considérablement positive en matière de droit des migrants, la CEDH rend la donne plus difficile aux migrants qui souhaitent s’établir en Europe. En plus de cela, ils sont livrés à eux-mêmes pour leur propre sécurité, sans protection contre les violences connues des autorités espagnoles et marocaines. Ces violences sont dénoncées régulièrement par des ONG qui précisent que les personnes subsahariennes sont particulièrement traquées par les forces de sécurités marocaines, empêchées d’atteindre les postes frontières des enclaves. Encore une fois, ces pratiques risqueraient de s’accroître sous des directives européennes qui dominent. Mais parallèlement, on peut interpréter cette décision comme une manière de décourager les migrants de passer la frontière de manière irrégulière, ce qui se tient également au regard du droit positif. 

Concernant la place du Maroc dans cette affaire, pays frontalier de l’Union européenne, même si le Royaume s’en défend, Fouad Akhrif a dénoncé le « rôle du Maroc en tant que gendarme des frontières » de l’Europe, ajoutant qu’il fait le « sale boulot de l’Union européenne en matière de migration ». En effet, une forte coopération a été mise en place entre ces deux espaces, notamment depuis 2002 avec le Partenariat Euro-méditerranéen concernant la lutte contre le passage de tous les clandestins à la frontière avec l’Espagne. L’aide européenne représentait 50% de l’aide totale apportée au Maroc en 2003, encourageant l’adaptation aux politiques européennes, le Maroc s’engageant à contrôler ses frontières avec l’Europe. La coopération en la matière ne cessera en effet de croître et l’arrêt de la CEDH porte cette idéologie qui met en priorité la lutte contre l’immigration irrégulière et le renforcement des frontières. En revanche, ce discours ne doit pas faire perdre de vue au Maroc son obligation de protéger les droits des migrants dans son territoire, nécessité croissante à mesure que l’Europe rigidifie sa politique et que le risque de traverser la frontière espagnole s’accentue. En assurant ses devoirs de protéger leurs droits fondamentaux au Maroc et d’accéder à des conditions de vie décentes, l’enjeu est également de les dissuader de prendre le risque que ND et NT ont pris. 

Par conséquent, concernant le droit marocain, il serait temps que le Maroc s’émancipe et introduise une procédure d’asile ou migratoire plus généralement, bien plus effective, réaliste et surtout humaniste en parallèle avec ce contrôle renforcé des frontières, sinon les demandeurs d’asile continueront à essayer de franchir les frontières et à prendre des risques graves, sans protection. En outre, le Royaume devrait négocier des routes de migration légales avec l’Europe, pour les migrants et demandeurs d’asile sur le sol marocain, à travers des visas pour les demandeurs d’asile et migrants vulnérables par exemple. Il est nécessaire, et urgent, que le Maroc réagisse face à la dégradation des droits et libertés des migrants sur son territoire et se positionne.