Ouverture des frontières turques : une nouvelle crise migratoire pour l’Union Européenne ?

Par Léa – Clinicienne CJH Rabat

Ankara a déjà menacé plusieurs fois d’ouvrir les portes de l’Europe aux personnes migrantes désireuses de venir s’y installer. Longtemps brandie pour protester contre les décisions européennes condamnant la montée autoritaire du président turc Recep Tayyip Erdogan, au détriment du respect des droits de l’homme, ce qui n’était jusqu’alors qu’une menace a finalement été mise à exécution le 28 février dernier. 

Le 18 mars 2016, la Turquie et l’Union Européenne avaient pourtant conclu un accord pour réduire la migration vers l’Europe afin d’apporter une réponse à la crise migratoire de 2015. Cet accord controversé se basait sur plusieurs points : tous les migrants en situation irrégulière qui ne demandent pas l’asile ou avaient déjà été refusés ayant traversé la Turquie vers les îles grecques depuis le 20 mars 2016 sont renvoyés en Turquie ; pour chaque Syrien renvoyé vers la Turquie depuis les îles grecques, un autre Syrien est réinstallé de la Turquie vers l’UE ; la Turquie s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migrations ne s’ouvrent au départ de son territoire en direction de l’UE ; si la Turquie respecte ses engagement, les citoyens n’auront plus besoin de visa pour se rendre dans les pays de l’UE et la négociation concernant l’adhésion de la Turquie à l’UE reprendra. Le tout en échange d’un gros chèque de 6 milliards d’euros [63,7 millions de dirhams environ] de la part de l’UE à destination des associations apportant un soutien aux réfugiés. Cet accord de sous-traitance avait suscité des polémiques importantes et les ONG ont dénoncé le manque de courage de l’UE pour faire face aux responsabilités qui lui incombent.

La décision de briser cet accord et d’ouvrir les frontières turques a été prise au cours d’un conseil de sécurité extraordinaire présidé par Erdogan pour mettre un coup de pression à l’Union Européenne. Le gouvernement turc cherche à obtenir un soutien occidental en Syrie où il a engagé une opération militaire contre le régime de Damas, qui a fait notamment 33 victimes turques suite à une frappe aérienne. En effet, depuis plusieurs semaines, la Syrie a connu une brusque escalade militaire à Idleb, dernier bastion rebelle et djihadiste. Ankara a demandé à de nombreuses reprises l’aide des Occidentaux et de l’OTAN, organisation à laquelle le pays appartient. Puisque personne n’a réagi face à la catastrophe humanitaire à Idleb, le président a décidé d’employer les moyens forts et d’ouvrir ses frontières au motif que son pays ne serait pas capable de faire face à une nouvelle vague migratoire, d’autant plus que l’opinion publique n’est pas très favorable à cette idée. Le directeur de la communication de la présidence turque Fahrettin Altun a déclaré que “[le pays accueillait] déjà près de quatre millions de réfugiés et n’[avait] pas les moyens ni les ressources d’autoriser l’entrée sur [le] territoire à un million de personnes supplémentaires”.

Les 27 pays de l’UE redoutent quant à eux une crise migratoire semblable à celle de 2015. L’Allemagne avait mis en oeuvre une politique d’accueil importante avec l’arrivée d’environ un million de demandeurs d’asile entre 2015 et 2016. Cette politique, figure d’exception contre des Etats globalement réticents à accepter la réinstallation de réfugiés, a alimenté le nationalisme, le populisme et la xénophobie en Allemagne et ailleurs en Europe. La chancelière Angela Merkel a répliqué face à la décision turque qu’ “il est inacceptable que le président Erdogan et son gouvernement expriment leur mécontentement non auprès de nous, en tant qu’ Union Européenne, mais sur le dos des réfugiés”. Lors d’un entretien téléphonique les chefs d’Etats allemand et turc, la Turquie a demandé “un juste partage du fardeau” et dénonce le retard pris pour verser les fonds nécessaires pour la réinstallation de 3,7 millions de réfugié syriens sur son territoire. L’UE invite quant à elle au respect des engagements pris en 2016.

Contre l’afflux massif de migrants à la frontière gréco-turque, la Grèce a dit avoir procédé à des tirs de gaz et grenades lacrymogènes et des canons à eau pour protéger les frontières des traversées illégales (“Migrations : Ankara augmente la pression, des milliers de migrants affluent”, Euronews, 1er mars 2020). Elle a de surcroît placé ses frontières en état de sécurité maximale. Le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis a répliqué assez vite en affirmant qu’aucune entrée illégale ne sera tolérée. Il a qualifié “d’invasion” et de “menace asymétrique” le déplacement massif de migrants vers la frontière et a décidé de renforcer la sécurité du poste frontalier de Kastanies. D’après le gouvernement grec, entre le 29 février et le 2 mars, ce sont 24 203 tentatives d’entrées illégales qui ont été évitées. Le premier ministre grec s’attend aussi “au ferme soutien de l’UE”, déjà affiché par la présidente de la Commission Ursula von der Leyen. Cette dernière, ainsi que le président du Conseil Charles Michel et celui du Parlement David Sassoli se sont rendu au poste-frontière de Kastanies le 3 mars. Les dirigeants européens ont promis un appui conséquent à la Grèce tout en évitant de braquer la Turquie. Cet appui est constitué de navires de patrouille, d’hélicoptères, d’un avion, de gardes-frontières supplémentaires mais aussi du matériel et des équipes médicales, le tout assorti d’une aide allant jusqu’à 700 millions d’euros d’aide financière. D’après Ursula Von Der Leyen, “ces fonds seront destinés à la gestion de la crise migratoire en général pour mettre en place et gérer les infrastructures nécessaires”. Le premier ministre grec n’en attendait pas moins : “la Grèce rend un service énorme à l’Europe”, “l’Europe n’a pas été la hauteur de cette crise des réfugiés et j’espère que ce nouvel épisode va servir de piqûre de rappel pour que chacun assume ses responsabilités.

Quant aux associations de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch, elles ont dénoncé les violations des droits des demandeurs d’asile et invitent à protéger leurs droits coûte que coûte, notamment la dignité des personnes. L’Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers) pointe la violation pure et dure des principes de droit international : blocage des frontières, suspension du droit d’asile pendant un mois par la Grèce, menace de refoulements à chaud… Elle enjoint la France à enclencher le mécanisme issu de la directive 2001/55/CE du Conseil en date du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine, ce qu’aucun Etat membre n’a fait pour le moment. 

On note par ailleurs que les responsables européens n’ont pas condamné les violences à l’égard des migrants, Charles Michel s’en félicitant presque en louant la bonne gestion de la situation. Et Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur français de renchérir : nous sommes confrontés à un moment peut-être historique sur notre responsabilité pour garantir aux citoyens européens le respect de nos frontières. Seule la Commissaire européenne aux Affaires Intérieures Ylva Johansson a rappelé que la protection des frontières devait se faire “dans le plein respect des droits fondamentaux“.

Dans la déclaration adoptée suite à la réunion avec les ministres de l’Intérieur de l’UE à Bruxelles le 4 mars, les États membresrejettent fermement l’usage par la Turquie de la pression migratoire à des fins politiques. La situation aux frontières extérieures de l’Union n’est pas acceptable. Ils ne souhaitent pas pour autant couper les liens avec Ankara. Le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell était attendu à Ankara le 4 mars sur la situation à Idleb. La rencontre a permis de réaffirmer la volonté d’Erdogan d’obtenir un soutien occidental en Syrie et de démarrer un cessez-le-feu rapidement. L’UE s’est aussi engagée à débloquer des fonds de 170 millions d’euros pour la Syrie [1,8 milliards de dirhams environ]. Dans la même journée, Angela Merkel a déclaré qu’elle était favorable à ce que l’aide européenne pour les réfugiés soit directement versée à l’Etat turc et non plus aux ONG présentes dans les camps, avec tous les risques de détournement de fonds que cela peut entraîner. Les Nations Unies quant à elles, lancent un appel au calme et invitent à ne pas utiliser de la force de manière excessive.

Il est donc trop tôt pour pouvoir se prononcer sur l’éventualité d’une nouvelle crise migratoire de grande ampleur, semblable à celle de 2015. Pourtant, l’Union Européenne a peur. La sous-traitance de la gestion des personnes migrantes aux pays frontaliers de l’UE en échange d’un gros chèque montre ses limites et sa fragilité. Une question qui se pose aussi pour le Maroc. La route vers l’Espagne est redevenue la principale porte d’entrée vers l’Europe depuis 2017 suite à la fermeture des ports italiens aux bateaux de secours humanitaires et le soutien de l’UE aux garde-côtes libyens. En 2018, l’UE a débloqué 140 millions d’euros  [1,5 milliards de dirhams environ] pour aider le Maroc à démanteler les réseaux de passeurs et à protéger les plus vulnérables. Le Maroc a toutefois quelques réticences à exercer ce rôle de gendarme de l’Europe en raison de l’impact négatif sur les relations avec les pays d’Afrique subsaharienne et des retombées économiques positives suite à l’installation des Marocains en Europe. Si le Maroc rechigne à bloquer les demandeurs d’asile subsahariens pour respecter le bon vouloir de l’Europe, le pays reste dépendant des aides européennes. Une situation paradoxale et fragile, qui peut à son tour imploser.